Cours Philosophie Tle – Le mysticisme – Télécharger PDF

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Extraits de textes philosophiques Le mystique et l’ineffable

On ne parle jamais de l’essentiel. On ne parle que des choses secondaires.

Platon, à la fin de sa vie, avoue même dans sa correspondance qu’il n’a jamais écrit ni parlé des questions primordiales (la question des « véritables principes »), et qu’on ne doit ni ne peut le faire :

Il est impossible, à mon avis, qu’ils aient compris quoi que ce soit en la matière. De moi, du moins, il n’existe et il n’y aura certainement jamais aucun ouvrage sur pareils sujets. Il n’y a pas moyen, en effet, de les mettre en formules, comme on fait pour les autres sciences, mais c’est quand on a longtemps fréquenté ces problèmes, quand on a vécu avec eux que la vérité jaillit soudain dans l’âme, comme la lumière jaillit de l’étincelle, et ensuite croît d’elle-même. Sans doute, je sais bien que s’il fallait les exposer par écrit ou de vive voix, c’est moi qui le ferais le mieux ; mais je sais aussi que, si l’exposé était défectueux, j’en souffrirais plus que personne. Si j’avais cru  qu’on pût les écrire et les exprimer pour le peuple d’une manière suffisante, qu’aurais- je pu accomplir de plus beau dans ma vie que de manifester une doctrine si salutaire aux hommes et de mettre en pleine lumière  pour tous la  vraie nature des choses ? Or, je ne pense pas que d’argumenter là-dessus, comme on dit, soit un bien pour les hommes, sauf pour une élite à qui il suffit de quelques indications pour découvrir par elle-même la vérité. Quant aux autres, on les remplirait ou bien d’un injuste mépris, ce qui est inconvenant, ou bien d’une vaine et sotte suffisance par la sublimité des enseignements reçus.

Platon, Lettre VII, 341c-342a

L’ineffable, c’est l’indicible. Ce qui ne peut être dit.

Wittgenstein nous aide à comprendre, par une analyse purement logique, pourquoi il y a de l’indicible :

La proposition n’exprime quelque chose que pour autant qu’elle est une image.

4.031 – (…) Au lieu de dire : cette proposition a tel ou tel sens, on dira mieux : cette proposition représente tel ou tel état de choses.

4.0311 – Un nom tient lieu d’une chose, un autre d’une autre chose et ces noms sont liés entre eux, ainsi le tout – telle une image vivante – représente l’état de choses.

4.0312 – La possibilité de la proposition repose sur le principe de la représentation d’objets par des signes.

Ma pensée fondamentale est (…) que la logique des faits ne se laisse pas représenter. (…)

4.12 – La proposition peut représenter la réalité totale, mais elle ne peut représenter ce qu’il faut qu’elle ait en commun avec la réalité pour pouvoir la représenter – la forme

logique.

4.121 – (…) Ce qui se reflète dans le langage, le langage ne peut le représenter.

Ce qui s’exprime soi-même dans le langage, nous-mêmes ne pouvons l’exprimer par le langage.

La proposition montre la forme logique de la réalité. Elle l’exhibe. 4.1212 – Ce qui peut être montré ne peut pas être dit.

6.522 – Il y a assurément de l’inexprimable. Celui-ci se montre, il est l’élément mystique.

7. – Sur ce dont on ne peut parler, il faut se taire.

Ludwig Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus (1921)

La métaphore de La Rochefoucauld nous permet de comprendre que, de manière plus générale, la condition d’un champ échappe à ce champ :

Ni le soleil ni la mort ne se peuvent regarder fixement.

François de La Rochefoucauld, Maximes et réflexions morales, § 29

La condition de la vision (le soleil, la lumière) ne peut être vue ; la condition de la vie (la mort) ne peut être vécue, éprouvée ; la condition de la loi (la force constituante, la violence d’Etat) ne peut faire elle-même l’objet d’une loi, de même qu’un jeu ne peut obliger les participants à en accepter les règles ; le moi n’est pas ressenti comme une entrave à la liberté, car il en est la condition ; etc.

Mysticisme et amour

Et l’amour infini me montera dans l’âme Arthur Rimbaud, « Sensation »

Une expérience mystique vécue par Bertrand Russell :

Un jour Gilbert Murray vint à Newnham lire une partie de sa traduction d’Hippolyte, encore inédite. Nous étions allés l’entendre, Alys et moi, et je fus profondément ému par la beauté de ce poème. En rentrant à la maison, nous avons trouvé Madame Whitehead en proie à un accès d’une violence exceptionnelle. Elle semblait coupée de tous et de tout par un véritable mur de souffrances, et l’isolement de chaque être humain dont je pris soudain conscience me bouleversa. Depuis mon mariage, ma vie affective n’avait cessé d’être calme et superficielle. J’avais oublié les problèmes fondamentaux et je me contentais de futiles intellectualités. Or, il me sembla que la  terre s’ouvrait subitement sous mes pas et que je basculais dans un monde entièrement nouveau. En l’espace de cinq minutes m’ont assailli des réflexions telles que celles-ci : la solitude des cœurs humains est intolérable ; rien ne peut l’entamer que, porté à sa plus haute intensité, ce genre d’amour qu’ont prêché les grandes religions ; tout ce qui ne découle pas de ce mobile est néfaste ou, dans le meilleur des cas, inutile ; il s’ensuit que la guerre est un mal, que l’éducation des jeunes gens de bonne famille dans les public schools est abominable, que le recours à la force doit être absolument proscrit,  et que, dans les relations humaines, c’est au cœur même de la solitude, en chaque être, qu’il importe d’atteindre et de parler. Le plus jeune fils des Whitehead,  âgé de trois ans, était dans la chambre. Je ne m’étais pas avisé de sa présence, ni lui de la mienne : on lui avait demandé de ne faire aucun bruit pendant que sa mère souffrait si atrocement. Je l’ai pris par la main et je l’ai emmené. Il m’a suivi docilement, il se sentait bien avec moi. De ce jour-là jusqu’à sa mort pendant la guerre, en 1918, nous avons été amis intimes. Ces cinq minutes avaient suffi pour me transformer complètement. Pendant quelque temps, je fus possédé par une sorte d’illumination mystique. J’avais l’impression de connaître les plus secrètes pensées de chaque passant

dans la rue, illusion bien sûr, mais il est de fait que je me suis trouvé d’un seul coup  bien plus proche qu’autrefois de tous mes amis et d’un grand nombre de mes connaissances. J’avais été un partisan de l’impérialisme ; cinq minutes firent de moi un défenseur des Boers et de la paix. Des années durant, je ne m’étais soucié que  d’analyse et d’exactitude, et voilà que je me trouvais envahi d’aspirations quasi mystiques à la beauté, débordant d’intérêt pour les enfants, avide, presque autant que Bouddha, d’une philosophie qui pût rendre supportable l’existence humaine. Une étrange exaltation s’était emparée de moi, non exempte, certes, de déchirement, mais triomphante aussi dans la mesure où je me sentais capable de dominer la souffrance et d’y trouver, je l’espérais du moins, la voie de la sagesse. Depuis lors, les pouvoirs, les facultés d’intuition mystique dont je m’étais cru détenteur se sont considérablement affaiblis, cependant que les méthodes analytiques reprenaient leurs droits. Mais il est toujours resté quelque chose de l’illumination que j’avais cru avoir  en cette occasion, et c’est de là que procèdent mon attitude pendant la Première Guerre mondiale, mon attachement aux enfants, mon indifférence aux petites contrariétés, enfin une certaine ouverture de cœur dans mes rapports avec les personnes.

Bertrand Russell, Autobiographie (1872-1914) Mysticisme et totalité

La conscience du monde pris comme un tout est un sentiment mystique important. Qui a été décrite aussi bien par Spinoza et Schopenhauer (percevoir le monde sub specie aeternitatis, sous l’aspect de l’éternité) que par Victor Hugo, Nietzsche ou encore Bertrand Russell :

Celui qui, une fois, a aperçu, même momentanément et brièvement, ce qui fait la grandeur de l’âme humaine ne peut plus être heureux, s’il se permet d’être mesquin, égoïste, troublé par des accidents banals, plein d’appréhension de ce que l’avenir peut lui réserver. L’homme capable de grandeur ouvrira toutes grandes les fenêtres de son esprit, laissant les vents y souffler librement, de toutes les parties de l’univers.  Il aura de lui-même, de la vie et de l’univers, une image aussi véridique que nos limites humaines le permettent ; prenant conscience de la petitesse de la vie humaine, il se rendra également compte que dans l’esprit de l’homme est concentré tout ce qui peut avoir une valeur dans l’univers connu de nous. Et il verra que celui dont l’esprit reflète le monde devient en un sens aussi grand que le monde. En se libérant des craintes qui obsèdent l’esclave des circonstances, il éprouvera une joie profonde et, à travers toutes les vicissitudes de sa vie sociale, il restera, au plus profond de lui-même, un homme heureux.

Bertrand Russell, La Conquête du bonheur Mysticisme et schizophrénie

Le sentiment de la totalité du monde se relie avec le sentiment de faire un avec le monde, ce que Romain Rolland appelle le sentiment océanique. Ce sentiment, qui peut être expérimenté dans la transe musicale, a été décrit par de nombreux auteurs. Ici, Pascal en donne l’équivalent au plan intellectuel :

Qu’on s’imagine un corps plein de membres pensants. Pascal, Pensées, § 473

Pour régler l’amour qu’on se doit à soi-même, il faut s’imaginer un corps plein de membres pensants, car nous sommes membres du tout, et voir comment chaque membre devrait s’aimer, etc.

Pascal, Pensées, § 474

Si le pied avait toujours ignoré qu’il appartînt au corps, et qu’il y eût un corps dont il

dépendît, s’il n’avait eu que la connaissance et l’amour de soi, et qu’il vînt à connaître qu’il appartient à un corps duquel il dépend, quel regret, quelle confusion de sa vie passée, d’avoir été inutile au corps qui lui a influé la vie, qui l’eût anéanti s’il l’eût rejeté et séparé de soi, comme il se séparait de lui ! Quelles prières d’y être conservé ! et avec quelle soumission se laisserait-il gouverner à la volonté qui régit le corps, jusqu’à consentir à être retranché s’il le faut ! ou il perdrait sa qualité de membre ; car il faut que tout membre veuille  bien périr pour le corps, qui est le seul pour qui tout  est.

Pascal, Pensées, § 476

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